L’opération « Ice-bucket »

Celles et ceux d’entre nous qui auront prêté attention aux nouvelles, pendant ce qu’il est coutume d’appeler, au Royaume-Uni, la « saison stupide », auront été frappés par l’attention accordée aux notoires qui, surtout outre-Atlantique, se sont laissés convaincre d’avoir un seau d’eau glacée déversé sur eux. Ainsi, Matt Damon, Bill Gates, Donald Trump ou encore Marc Zuckerberg se sont ainsi rafraichi les idées. Si l’intérêt de telles actions peut laisser sceptique, il est intéressant de remarquer que quatre personnes qui auraient singulièrement besoin d’un seau d’eau glacée au travers de la figure n’ont pas encore pris part à cette nouvelle forme de charité. De fait, Barack Obama, David Cameron et Angela Merkel ont jusqu’à présent décliné de participer à ce défi. Pour sa part, François Hollande semble avoir involontairement été douché lors de sa visite commémorative sur l’Île de Sein, le 25 août dernier. Or, quand on considère l’actualité internationale de cet été 2014, on est à tout le moins surpris de l’intérêt rencontré par ces seaux d’eau glacés. Pour autant, si l’on observe quelles furent les actions et réactions des dirigeants occidentaux, face aux multiples crises qui ébranlent le monde, il y a de quoi se demander ce qui pourrait les amener à faire preuve de plus de réalisme et de mémoire historique. Ce n’est pas pour rien que Dominique Moïsi, dans une interview accordée au journal Les Échos, déclare « Il existe un divorce inquiétant entre le caractère exceptionnel des crises, et le caractère non-exceptionnel des personnes aux commandes ».

Cependant, il est encore plus inquiétant de constater que cette analyse de Dominique Moïsi est bien souvent celle qui ressort des études historiques relatives à l’été 1914. Il serait superflu de rappeler une nouvelle fois le dramatique enchainement d’alors, de même que de revenir sur l’héritage de Sarajevo. Pourtant, on peut prolonger les leçons que l’on doit en tirer. L’été 2014 ne cède en rien, en termes de crises inattendues, à l’été 1914, et notre chance, cette fois-ci, est que nous n’ayons pas encore été plongés dans une guerre généralisée. Car c’est bien de la chance dont il s’agit, quand nous avons des dirigeants qui, de commémoration en commémoration, répètent avec constance qu’il ne faut pas refaire les erreurs du passé, mais qui en dehors des commémorations, font preuve du même aveuglement que leurs prédécesseurs. Notre chance tient peut-être aussi à la multiplication des foyers qui permet de faire des petites erreurs partout, plutôt que quelques grandes à un seul endroit. De fait, les foyers en cet été 2014 sont nombreux. L’Ukraine, tout d’abord, dont la situation se dégrade mois après mois depuis l’automne 2013. Gaza ensuite, pour un nouvel épisode dans le conflit israélo-palestinien. Un peu plus au Nord-Est, il y a bien sûr l’évolution de la guerre civile en Syrie, dont l’extension progressive en Irak s’est muée en guerre de religion. En Afrique, la Libye se désagrège chaque jour un peu plus, tandis que les troupes françaises sont toujours engagées sur les théâtres d’opération malien et centrafricain, et que quatre autre pays sont aux prises avec le virus Ebola (Guinée, Libéria, Nigéria, Sierra Leone). Il est également possible de mentionner des foyers plus petits, moins inquiétants à court-terme, mais non dépourvus de conséquences. Ainsi la Chine dont les relations avec le Vietnam connaissent un plus bas historique, mais aussi la Thaïlande, qui a une nouvelle fois un premier ministre militaire et putschiste, ou encore le Pakistan, où un vaste mouvement populiste semble déterminé à faire chuter le gouvernement de Nawaz Sharif.

Or, face aux plus urgentes de ces situations, l’incertitude et l’absence de stratégie prédominent dans l’action des principaux gouvernants occidentaux. Par-delà le leitmotiv des condamnations de toute atteinte aux droits de l’Homme, de chaque violation du droit international, on peine à discerner quels sont les objectifs concrets poursuivis, par quels moyens on espère sortir des différentes crises. Pis encore, la comparaison des buts affichés et des actions entreprises plonge dans des abîmes de perplexité. Vis-à-vis de la situation ukrainienne, les gouvernements occidentaux ne réclament rien moins qu’un retour au statu quo ante bellum, mais pour y parvenir, utilisent des armes propres à régler un conflit commercial avec un pays du tiers-monde. Relativement au Proche et Moyen-Orient, nul ne semble avoir tiré les leçons de la « démocratisation » de l’Irak quand il s’est agi de faire de même en Libye, pas plus que le souvenir de l’Afghanistan des années 1990, qui est en grande partie un résultat de la politique reaganienne, ne semble émouvoir Paris et Washington dans leurs actions vis-à-vis de l’État islamique. Autrement dit, il est fort à craindre qu’une nouvelle fois, des solutions rapides et expédientes aux problèmes d’aujourd’hui ne créent les problèmes de demain, voire d’après-demain, alors même que les opportunités inégalées dont nous disposons pour analyser et débattre de nos échecs passés devraient conduire à favoriser des solutions efficaces sur le long-terme.

Bossuet disait : « Dieu se rit des Hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Les crises internationales qui nous assaillent illustrent chaque jour cette vérité. Pour avoir délibérément et répétitivement ignoré les intérêts russes en Europe de l’Est, nous avons amené l’Ukraine dans le chaos de la guerre. Pour avoir agi envers l’Orient compliqué avec des idées simples, nous avons permis que la guerre civile en Syrie, se transforme en guerre de religion régionale, mais aussi causé la désagrégation d’un État. Face à un tel bilan, la seule solution pour sauver ce qui peut encore l’être est de se concentrer sur les crises auxquelles il est possible d’apporter une solution pratique et réaliste. Ce chemin, long et ardu, qui se fera sous le feu de tout ce que le monde compte d’idéalistes commence en Ukraine. Les multiples condamnations, sommations, et interventions de l’Occident y ont jusqu’à présent aggravé, plus que calmé, la situation. Or pour faire la paix, il faut être deux, et il faut faire des compromis. Il convient donc de reconnaitre l’annexion de la Crimée, de même que le désir naturel des populations de l’Est ukrainien à conserver des liens privilégiés avec la Russie. Il faut aussi expliquer clairement aux dirigeants de Kiev qu’ils ne pourront ni adhérer à l’Union européenne, ni à l’Otan. Mais en échange, la Russie doit cesser de soutenir les séparatistes, renoncer à remodeler davantage les frontières ukrainiennes et accepter la neutralisation du pays, à l’instar de la Finlande pendant la guerre froide. Toute violation de cette neutralité entrainerait des conséquences graves.

En Orient, il va falloir faire preuve d’un peu plus de complexité que jusqu’à présent. Installer la démocratie est fort louable, mais comme le démontra George Bush en son temps, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il va donc falloir continuer à laisser la Libye se débrouiller seule tout en traitant de la meilleure façon possible les conséquences extérieures du chaos qui y règne. Ainsi les réfugiés se jetant aux portes de l’Europe, ou bien les armes qui inondent le Sahel et les groupes terroristes qui y agissent. En Syrie, le temps semble être venu de reconnaitre officiellement que nous avons intérêt à ce que Bachar el-Assad, quels que puissent être ses crimes, reste à la tête du pays et y ramène le plus d’ordre et de paix possible. En Irak, il convient de continuer à s’appuyer sur les combattants kurdes pour limiter la croissance du « califat » qui a été créé au Levant. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il faut favoriser la création d’un État kurde. Cela ne veut pas non plus dire que les États-Unis doivent intervenir au sol, et que les Européens doivent inonder le Nord de l’Irak d’armes. La question de l’État islamique est en premier lieu une affaire religieuse arabo-musulmane que les pays arabes doivent régler par eux-mêmes. Y intervenir au-delà de la protection de l’approvisionnement énergétique et de la protection des réfugiés serait une erreur. En revanche, il serait temps que les États-Unis, l’Union européenne et les principaux pays musulmans fassent un effort concerté pour régler la question israélo-palestinienne, au besoin en exerçant des pressions réelles sur les deux belligérants. Les éléments du compromis dans ce dossier existent et sont connus. Seule manque la volonté politique de les imposer. Or il est temps, pour la paix et la sécurité du monde que cela change.

Pour l’instant, un tel tournant réaliste est aussi peu probable que la participation au défi du seau d’eau glacée par la bande des quatre précédemment mentionnée. L’espoir pourtant existe et doit être conservé. L’espoir qu’à défaut de se prendre un seau d’eau glacée sur la tête, Barack Obama se décide à mener une politique qui soit fondée sur un autre critère que celui de ne pas « faire quelque chose de stupide », ou qu’Angela Merkel, pourtant si douée et si bismarckienne dans sa défense des intérêts économiques allemands, s’inspire davantage du chancelier de fer dans son approche de la Russie, ou encore que François Hollande fasse entendre une voix de la France qui ne soit pas juste un écho de ce qui est dit à Berlin, Bruxelles ou Washington. Certes, on peut objecter que les démocraties occidentales ont une mission sacrée de promotion de la démocratie et de défense des opprimés. Nous n’en disconvenons pas. En revanche nous sommes convaincus que cette promotion et cette défense doivent se faire de manière passive, sans ignorer les réalités de la géopolitique. Après tout, celle-ci fait qu’au sein même de l’Union européenne, la France et l’Allemagne ont des intérêts économiques contraires, qui il y a un siècle encore auraient conduit à la guerre. Comment alors espérer régler des conflits autrement plus aigus, mettant aux prises des États terriblement différents, de la même manière que les disputes à l’intérieur de l’Union européenne. Cela n’est tout bonnement pas possible, et c’est pour cela que tôt ou tard, un réveil devra nécessairement se produire, avec ou sans seau d’eau glacée.

Raphaël Mc Feat

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