La profonde modification du paysage des poursuites des violences sexuelles en période de conflit armé par le travail des tribunaux ad hoc.

La profonde modification du paysage des poursuites des violences sexuelles en période de conflit armé par le travail des tribunaux ad hoc

par Laureen Bokanda-Masson*
*Diplômée d’un master en droit international, Européen et Comparé de l’Université de Toulouse, elle a également étudié à l’Université College of Dublin et la Maastricht University. Spécialisée en protection des droits de l’Homme et ancienne stagiaire de l’association Sherpa, elle prépare actuellement l’examen d’entrée à l’école d’avocat de Paris.

A l’occasion du soixante dixième anniversaire du procès de Nuremberg, Loretta Lynch, la Procureure Générale américaine, déclarait que la reconnaissance et la poursuite du viol comme crime de guerre était le développement le plus important du droit international depuis le procès des criminels de guerre nazis.[1] Cette affirmation paraît parfaitement explicitée par le travail de la justice internationale et le premier verdict de la Cour Pénale Internationale (CPI), qualifiant des viols de crimes de guerre, rendu en mars dernier.[2] Pour autant la reconnaissance et les poursuites des crimes de violences sexuelles ne sont pas des phénomènes apparus au XXème siècle. En effet, le droit international condamne depuis des siècles les violences sexuelles en période de conflits armés. Dès lors pourquoi une telle affirmation ? Parce que les violences sexuelles reconnues et condamnées par le droit coutumier depuis des siècles étaient communément considérées comme un simple butin de guerre ou des exactions commises de façon aléatoire par des individus isolés et restaient, par conséquent, majoritairement impunies jusqu’aux années 90.

Le Tribunal de Tokyo a, il faut le souligner, condamné les généraux Toyoda et Matsui pour les violations des lois et coutumes de guerre commises par les soldats sous leur commandement. Le jugement condamne, entre autres crimes, les actes de viols et violences sexuelles perpétrés sur une vaste échelle à Nankin. Quant au Tribunal de Nuremberg, bien que le viol était expressément qualifié de crime contre l’Humanité,[3] aucune poursuite n’a été engagée sur ce fondement pas plus que le jugement n’y fait référence. Ainsi alors que toutes les forces armées ont été accusées de viols massifs lors de la seconde guerre mondiale, ni le Tribunal de Nuremberg ni le Tribunal de Tokyo n’a condamné les auteurs de ces actes.

Le viol et les violences sexuelles sont pourtant considérés par le droit coutumier comme des pratiques inacceptables en temps de guerre depuis des siècles, tel qu’illustré par le procès de Peter Von Hagenbach condamné dès 1474 pour meurtres et viol de personnes civiles. Aussi, si la reconnaissance et la poursuite des crimes sexuels sont parmi les développements principaux de la justice pénale internationale contemporaine, il ne s’agit pas de phénomènes nouveaux.

Il est indéniable que l’arsenal juridique s’est renforcé depuis le procès de Nuremberg, à commencer par l’adoption des Conventions de Genève et des Protocoles additionnels protégeant notamment les civils et les femmes contre toute atteinte à l’honneur ou à la pudeur.[4] Et Il faut également souligner la prise de conscience de la scène internationale de l’utilisation des violences sexuelles comme tactique de guerre et de l’impunité des auteurs, notamment illustré par l’adoption de diverses résolutions des Nations Unies.[5] Toutefois, l’affirmation de la Procureure Générale américaine prend véritablement tout son sens sur le plan jurisprudentiel.

Les poursuites des crimes de violences sexuelles ont effet connu un formidable essor par le travail des tribunaux ad hoc, permettant aux poursuites de ces crimes de posséder aujourd’hui une empreinte beaucoup plus solide dans le domaine des infractions pénales internationales. Dans le contexte des conflits armés des années 90 et poussée par une reconnaissance des violences sexuelles comme « arme de guerre »,[6] la qualification de crime de guerre ou crime contre l’Humanité des actes de violence sexuelle est explicitement visée dans les statuts des juridictions pénales internationales.[7] Ces qualifications incluses dans les statuts et les actes d’accusation, les tribunaux ad hoc vont opérer un véritable travail de définition et d’interprétation des instruments internationaux pour mieux reconnaître la notion de violence sexuelle auparavant dépourvue de définition légale.

Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) considère pour la première fois le viol et les violences sexuelles comme constitutifs d’actes de génocide dans l’affaire Akayesu.[8] Le Tribunal définit le viol comme « une invasion physique de nature sexuelle commise sur la personne d’autrui sous l’empire de la contrainte. L’agression sexuelle, dont le viol est une manifestation, est considérée comme tout acte de nature sexuelle commis sur la personne sous l’empire de la contrainte ».[9] Le TPIR retient une acception large des violences sexuelles pouvant consister en tout acte sexuel contraint y compris en l’absence de contact physique. Le Tribunal justifie sa position en considérant que le viol constitue « une forme d’agression et qu’une description mécanique des objets et des parties du corps qui interviennent dans sa commission ne permet pas d’appréhender les éléments essentiels de ce crime ».[10] Prenant en compte les effets de ces actes, le Tribunal effectue un parallèle entre la torture et le viol, tous deux utilisés « à des fins d’intimidation, de dégradation, d’humiliation, de discrimination, de sanction, de contrôle ou de destruction d’une personne »[11] Le jugement se fonde ainsi sur des instruments juridiques antérieurs à la création du TPIR. La Convention contre la torture n’énumérant pas d’actes précis mais mettant l’accent sur le cadre de la violence et ses effets, le viol peut être assimilé à une forme de torture au sens où il constitue similairement une atteinte à la dignité et à l’intégrité physique, tombant par conséquent sous le coup de l’article 3 commun aux Conventions de Genève.

Dans la lignée du TPIR, le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) procède à un travail de définition et d’interprétation, notamment dans ses jugements Celebici, Furundzija et Delalic. L’affaire Delalic, reprend la définition du viol énoncée dans l’affaire Akayesu et considère le viol comme un « acte abject portant atteinte au plus profond de la dignité humaine et de l’intégrité physique ».[12] Mais le véritable tournant jurisprudentiel est intervenu avec l’affaire Furundzija. Les poursuites dans cette affaire concernaient exclusivement des sévices sexuels et démontrent que ces actes peuvent à eux seuls constituer des crimes passibles de poursuites, sans qu’il soit nécessaire de se fonder sur la notion de torture ou d’esclavage. En effet, selon le Tribunal, « les règles du droit pénal international répriment non seulement le viol mais aussi toute violence sexuelle grave qui ne s’accompagne pas d’une véritable pénétration. Il semblerait que sont interdites toutes les violences sexuelles graves qui portent atteinte à l’intégrité physique et morale de la personne et qui sont infligées au moyen de la menace, de l’intimidation ou de la force, d’une façon qui dégrade ou humilie la victime ».[13] Dans cette affaire, le TPIY précise que si le viol est expressément qualifié de crime contre l’Humanité dans les statuts, les actes de violences sexuelles peuvent également constituer de graves infractions aux Conventions de Genève et des violations des lois et coutumes de la guerre. Après un examen de la jurisprudence antérieure et des législations nationales, au vu du manque de définition légale de la violence sexuelle, [14] le TPIY pose les éléments objectifs du viol avec pour condition première son caractère coercitif.[15]

Une lecture progressive des conventions internationales a donc permis au TPIR et au TPIY de définir la notion de violence sexuelle et de l’élargir par une prise en compte du contexte de ces violences comme de leurs effets. Une acception large des crimes de violence sexuelle est ainsi retenue, qui loin de se limiter au viol inclue tous les actes d’agression sexuelle. La définition jurisprudentielle et statutaire des violences sexuelles permet ainsi de parer à une interprétation limitative de la notion quant à l’acte de violence commis mais également quant au genre de la victime.[16] Si les cas de violences sexuelles sont souvent associés aux droits des femmes, le droit pénal international retient une définition détachée du genre de la victime,[17] tel qu’illustré par l’affaire Tadic, le premier procès pour violences sexuelles contre des hommes.

La décision de mars dernier de la CPI dans l’affaire Bemba, engageant une nouvelle fois la responsabilité d’un supérieur hiérarchique pour des actes de violences sexuelles, est la première décision de la Cour traitant le viol comme un crime de guerre et un crime contre l’Humanité. La CPI a étendu la notion de crime contre l’Humanité pour y inclure, en cas de généralisation et systématisation, le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée ou la stérilisation forcée. De même, la notion de crime de guerre peut désormais être retenue pour toute autre forme de violence sexuelle constituant une infraction aux Conventions de Genève ou une violation grave de l’article 3 commun. Le jugement Bemba, se fondant sur les qualifications retenues dans le Statut de Rome, reprend la définition des violences sexuelles apportée par le jugement Akayesu et confirme la criminalisation de ces actes quelque soit le sexe de l’auteur ou de la victime.[18] Ce jugement en adéquation avec l’interprétation dynamique des instruments internationaux des tribunaux, possède pour valeur essentielle de cimenter le travail des tribunaux ad hoc quant à la poursuite des crimes sexuels et l’imputabilité des auteurs et responsables.

Si un problème de sanction sociale et de stigmatisation des victimes perdure, la criminalisation des actes de violences sexuelles en période de conflits armés a pris une toute autre dimension en réaction aux actes commis pendant les conflits ethniques du début des années 90. Cette évolution semblait plus que nécessaire au regard les chiffres accablants qui font état de 250 000 à 500 000 viols lors du génocide rwandais, d’au moins 20 000 viols lors du conflit en Ex-Yougoslavie et d’au minimum 200 000 viols depuis 2002 en République Démocratique du Congo. Le véritable travail d’interprétation des normes internationales, des outils flexibles et évolutifs, traduit ici les avancées faites en matière de reconnaissance et réparation des crimes sexuels, désormais vus comme des instruments de guerre structurels et inhérents aux stratégies des parties aux conflits armés. La justice pénale internationale est ainsi aujourd’hui dotée d’un arsenal juridique effectif dans le domaine des crimes sexuels. Ouvrant la voie à un droit au recours et à réparation des victimes, un début de réponse internationale semble donc apportée à la dimension sexuée des conflits armés qui reste, comme l’illustre la situation en RDC ou le sort des femmes Yazidis, une question encore et toujours d’actualité.

Laureen Bokanda-Masson

[1] http://www.timesofisrael.com/on-anniversary-of-nuremberg-trials-us-ag-lauds-recognition-of-rape-as-war-crime/

[2] CPI, Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, ICC-01/05-01/08, jugement, 21 mars 2016

[3] Article II.1.c du Statut du Conseil de contrôle des alliés

[4] Article 27 Convention IV

[5] Voir notamment Résolutions 1325 (2000), 1820 (2008) et 1888 (2009)

[6] Ayant pour objectif de terroriser la population, de briser les familles et les communautés, voire parfois de modifier la composition ethnique des générations suivantes

[7] Article 5.g du Statut du TPIY, Article 3.g du TPIR, Article 7.1.g (crime contre l’humanité), 8.2.b.xxii (crime de guerre dans les conflits armés internationaux), 8.2.e.vi (crime de guerre dans les conflits armés non internationaux)

[8] Tribunal Pénal International pour le Rwanda, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu ICTR-96-4-T, jugement, 2 septembre 1998

[9] Jugement Akayesu, para 598

[10] Ibid, para 597

[11] Ibid

[12] TPIY, Le Procureur c. Delalic et autres, IT-96-21-T, jugement, 16 novembre 1998, para 495

[13] Ibid, para 186

[14] Au vu du caractère général du droit international et de l’absence de définition précise des actes de violences sexuelles, il était en l’espèce opposé le principe de légalité des délits et des peines. Le TPIY adresse cet argument par un examen des normes internationales et nationales permettant de dégager une définition communément acceptée

[15] TPIY, Le Procureur c. Anto Furundzija, IT-95-17/1-T, jugement, 10 décembre 1998, para 185

[16] Tel qu’expressément prévu par l’article 7.3 du Statut de Rome

[17] Une telle neutralité du genre paraît particulièrement opportune car incluant les violences sexuelles subies par des hommes et des garçons

[18] Jugement Bemba, para 100 à 112

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